L’ÉVALUATION DE LA MAIN (SUITE)
Initialement j’avais prévu que la prochaine étape de mes chroniques porterait sur le développement des enchères. J’ai dû changer mon script suite aux questions de certains lecteurs, surtout celles concernant les ouvertures avec des mains très débalancées. J’ai réalisé que l’on méconnaissait fortement la puissance de ce type de main. Il y a un vieil adage au bridge « Ce qui est important se sont les levées qu’on fait, pas les points qu’on a. ».
Par le biais d’exemples, je vais donc vous suggérer un processus d’évaluation qui pourrait vous permettre de mieux déterminer la valeur réelle de votre main et nous verrons quelles sont les valeurs importantes pour faire des levées.
Voyons un exemple
En décembre dernier, SuperBridjith, qui jouait avec son partenaire régulier Michel, vient me voir après la partie et me demande si, en première position, j’aurais gagé 1♠ ou 2♠ avec la main que voici : ♠RDV10xx ♥D ♦V93 ♣Q10x.
En tant qu’ouvreur (dealer), elle n’avait évidemment aucune idée de la teneur des mains des autres joueurs à la table. A priori, selon la bonne vieille méthode de calcul, nous avons une main d’ouverture de 13 points HD (11 points d’honneurs et 2 points de longueur) qui nous permet de gager 1♠. C’est d’ailleurs l’enchère que Superbridjith avait faite. Toutefois, est-ce que cette main vaut réellement 13 points?
Pour le savoir, à mon avis, il faut procéder à une deuxième évaluation en se basant sur les critères établis par l’experte Martine Lacroix (dont j’ai parlé dans mon « petit mot #2 »), les « valeurs ajustées ». Ces valeurs peuvent être positives ou négatives et c’est dans cette réévaluation que nous trouverons notre réponse.
Quand on regarde cette main de près, la seule valeur positive est sa belle couleur à pique (RDV10xx). Par contre, elle compte beaucoup de valeurs négatives : pas d’as, un seul roi, des honneurs non protégés en dehors de la couleur d’atout. Objectivement, il faut dévaluer cette main qui ne vaut pas plus que 9-10 points. C’est donc une main faible qui rencontre les critères d’une ouverture de barrage à 2♠.
Notons ici qu’il pourrait y avoir une troisième étape qui serait une réévaluation a posteriori de cette main si, par exemple, le partenaire intervenait dans les enchères. On connaît tous la règle d’or des ouvertures de barrage : on ne peut reparler par la suite sauf si le partenaire nous invite à le faire.
La méthode que je vous ai proposée est, ce que l’on nomme dans le jargon, un « work in progress », mais il est important d’être discipliné et de l’appliquer rigoureusement. Les deux premières étapes peuvent ressembler à une forme d’autisme (on est enfermé dans notre monde, notre jeu), surtout si nous sommes en première position; un peu moins par la suite.
Voyons maintenant un exemple où la réalité versus nos fantasmes va nous frapper de plein fouet.
Un autre exemple
Vous avez :♠AR ♥RJxx ♦Dxxx ♣A10x (17 points).
En première position on ouvre 1SA, un automatisme.
Changeons les données. Vous êtes maintenant en deuxième position et votre adversaire en première position ouvre 1♠ …Oups!! Vous auriez été content s’il avait ouvert 1♥ mais non!!! Il y a quand même un côté positif, vous êtes en arrière de lui, ce qui donne de la valeur à vos honneurs à cœur et à carreau. Il n’en demeure pas moins qu’il existe un fait assez brutal, votre main a perdu sa valeur offensive et elle est devenue défensive. Pourquoi? Parce que vos as-roi en pique ne pourront pas développer de levées puisque c’est l’adversaire qui possède cette couleur cinquième. Votre main si puissante en points perd sa valeur offensive en l’absence d’une couleur longue à affranchir. Vous pouvez toujours rêver et penser que l’adversaire a ouvert très minimum et que votre partenaire possède la grande majorité des points restants… avec une distribution exceptionnelle de surcroît (on a tous gagé un jour avec de tels fantasmes), mais la réalité risque de vous rattraper.
Compliquons un peu plus le problème. Vous n’êtes plus en deuxième position mais en quatrième !!!! Là c’est l’ouvreur qui est en arrière de vous, comme un loup qui attend son agneau; votre main vient de perdre de la valeur.
Encore un exemple
Votre partenaire ouvre en première position 1♦. Sa main : ♠x ♥ADxx ♦AVxx ♣RJxx (15 points).
Vous êtes en troisième position et voici votre main : ♠DV109876 ♥xx ♦xx ♣xx (3 points d’honneurs).
Malgré ses 15 points, la main de votre partenaire ne possède que de deux levées sûres, les deux as. À première vue, votre main est très faible avec ses 3 points d’honneurs, mais si nous regardons de plus près, nous observons qu’elle comporte 5 levées gagnantes à pique une fois l’as et le roi tombés. Donc, quand on a ce type de main à pique, c’est un « impératif catégorique » (pour reprendre le concept de Kant, le célèbre philosophe) que le contrat doit se conclure à pique, sinon cette main sera totalement inutile.
En conclusion …
L’évaluation des mains est un enjeu fondamental au bridge. Bien analyser la valeur d’une main afin de savoir si elle est offensive ou défensive est un « work in progress » constant. Bien entendu, «le petit mot » d’aujourd’hui n’est qu’un début sur ce sujet car il est impossible d’en faire le tour. J’ai comme objectif de vous faire connaître le concept développé par Andrew Robson et Oliver Segal « ODR » (Offensive and Défensive Ratio). Mais avant de courir, il faut savoir marcher. Je vais donc continuer à vous entretenir de certaines bases du bridge avant d’aborder des questions plus complexes.
Anecdote
Il y a un vieux proverbe que l’on connaît tous: « Les cordonniers sont toujours les plus mal chaussés ». Eh bien, je l’ai vécu récemment avec Superbridjith. Eh oui! Encore elle! Une véritable « fourmi atomique » pour ce qui est de travailler son bridge.(lol) Bref, elle me demande d’évaluer une main qu’elle a jouée avec un de ses partenaires. Que voulez-vous, elle en a beaucoup! (lol)
Le partenaire de Superbridjith ouvre 1et l’adversaire intervient avec un X. Avec la main suivante : RDxx Dxxxx Dx Jx , Superbridjith a fait une enchère qui démontrait à son partenaire un fit à pique et une valeur de 10 points.
Ma première réaction a été de lui dire que c’était un « overbid ». Ses points à carreau et à trèfle ne valant pas grand-chose, j’estimais que sa main ne valait pas plus de 8-9 points. C’était l’avis d’un cordonnier mal chaussé, car si j’avais appliqué les conseils que j’écris dans mes « petits mots », voici l’évaluation que j’aurais dû faire :
Premièrement, en ce qui concerne les piques, il faut accorder 5 points pour roi-dame, 1 point pour le quatrième pique et 2 points additionnels pour avoir deux honneurs dans la couleur cinquième du partenaire (selon les valeurs ajoutées positives). En effet roi-dame dans la couleur cinquième de son partenaire est générateur de levées. Deuxièmement, suite au Contre de l’adversaire, sa dame de cœur prend de la valeur. Finalement, on peut tout de même accorder 1 point pour chacun des doubletons. Donc, après réévaluation de sa main et suite au déroulement des enchères, nous pouvons accorder 11 points pour les pessimistes et un beau 12 pour les optimistes.
Soyez méthodiques et rigoureux. Donnez-vous une méthode de calcul et appliquez-la. Avec l’expérience vous ferez les ajustements. Mais pour les mauvais jours, vous aurez toujours l’argument qu’au moins vous avez une méthode et que vous l’utilisez.